Une voiture n’est pas un cheval

Eugène Delacroix, Tête de cheval, ca 1825

Cléo revoyait le planning des priorités pour les scannings véhicules de la semaine. Il y avait la camionnette à traiter et la plus ancienne des berlines devait rentrer de révision le jour même. Pas d’événement particulier, pas de réception, juste deux rendez-vous ici à la maison, qui totalisaient trois véhicules visiteurs. La semaine s’annonçait longue, coincée dans la loge technique du sous-sol de la Carcasse, le siège Plexus, une ancienne manufacture textile du XIXe siècle qui servait également de résidence principale à l’Arque, avec ses dépendances et son vaste parc arboré de plusieurs hectares en périphérie de Capitale16. Une semaine d’autant plus longue que sa cheffe avait escamoté toutes ses heures de garde en extérieur parce qu’elle se souciait de son bien-être. Elle ignorait que faire le planton dans le vent derrière le local à poubelles pouvait avoir ses avantages. Respirer l’air frais, par exemple. Mais Cléo ne se plaignait pas. Elle en avait tellement au compteur, des heures de garde en extérieur. Et puis bon, à son âge… Un premier indice de la fin du bien-être lui parvint par la voix feutrée d’Oleg, le mécanicien replet à chemise à carreaux qui marmonnait dans sa barbe soyeuse :
– Ah, je pense qu’on va avoir un peu d’action.
Il était posté debout derrière elle, face à la vitre qui donnait sur la série de véhicules bien alignés, des quatre grandes berlines de luxe jusqu’au voitures de sport en passant par les deux limousines. Plus loin étaient garés les utilitaires et les deux-roues. Tant de véhicules pour un seul homme… Pour une raison inconnue, Oleg recevait toujours les messages venant de l’Intendance avec un temps d’avance. Cléo se demandait pourquoi. Mais elle n’eut pas le temps de creuser la question car déjà la voix du porte-étendard grésillait dans son oreille, froide, jeune, impérative :
– L’Arque sort. Seul. Préparez la Vortex. Sept minutes.
Cléo se retourna vers Oleg. Il ne dirent rien mais il pensèrent très fort la même chose : Merde.

Pour le texte intégral, c’est ici:

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Essaim

Schwarm der Wanderheuschrecke, Emil Schmidt, 1882-1884

Dans un coin du parking souterrain de la Carcasse, Cléo initialisait le scan de routine de la toute dernière, une petite chose énervée et rutilante que l’Arque n’avait pas encore touchée. Sortie, pas sortie, toute l’écurie de Plexus y passait une fois par semaine. Cléo, en connexion directe avec Luz, la Chaîne de conscience artificielle de la maison, ce qui n’était ni réglementaire, ni sûr, ni confortable mais tellement plus rapide et efficace, effleura méthodiquement du cerveau la charogne de luxe en polymères et céramique qui crachait son orgueilleuse lumière noire de l’autre côté de la vitre de la loge de sécurité. Faire un scanning à la manière d’un blacking sans même une dose de starter relevait de la stupidité sans nom. Bruno la laissait faire parce que ça lui faisait du score. Il savait que ce que faisait Cléo était mauvais pour sa santé et relevait du pénal mais il savait aussi que c’était foutrement fiable et que, malgré les migraines qui la fracassaient après chaque session “vierge”, Cléo devait y trouver une certaine dose de bonheur. Bruno se souciait, à sa manière, du confort de ses subalternes. Ils en avaient parlé. 

— T’es la pire cramée que je connaisse, Cléo. Esclave au blacking, même en mode vierge. 

— C’est pas un truc qui se soigne, je crois.

— Je dirais pas que ça m’arrange pas.

Pour le texte intégral, c’est par ici:

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Stella – in memoriam

Astrocytes_Wrapping_around_Blood_Vessel (retouché) / Kimberly A Spurgeon

Blacking : n.m. Dérivé de black hat hacking. Ensemble des pratiques d’exploitation des capacités et de la puissance des Chaînes de conscience artificielle à des fins illicites, faisant généralement mais pas exclusivement appel à des stimulants de la classe des neuropsychotropes.

Blacker : n.m ou f. Dérivé de black hat hacker. Individu, généralement mais pas exclusivement humain, pratiquant le blacking. 

Abrégé des Chaînes

Automne

Bruno faisait une tête bizarre en annonçant la nouvelle à Cléo : une combinaison de gêne et d’exaltation. C’était pas tous les jours qu’une mission clientèle était assignée à une DEF4, une DEF4 à lui, en plus. En même temps, tout ça, c’était parce qu’un DEF3 se retrouvait à l’hôpital avec la moitié des os fracassés et une partie des organes vitaux hors d’état de nuire. Cléo attendait, passive, que Bruno crache le morceau. Elle avait l’habitude de ses complications à chaque fois qu’il devait lui faire passer un ordre un peu pourri tombé du Bureau ou faire son messager antique. Elle n’était pas de garde, elle avait tout son temps, même si d’astreinte, comme d’habitude. La pluie cognait dur contre les carreaux des fenêtres de la cuisine réservée au personnel subalterne de la Carcasse, un atelier textile du XIXe siècle réhabilité, pour le style, en centre névralgique de la société Plexus — expertise en Chaînes de conscience artificielle — et en résidence ultra-sécurisée de son guide, Jeff Cairns, dit l’Arque, pour la paranoïa.

— Bon, lâcha finalement Bruno en piquant du nez dans sa tasse de café noir. Il but une gorgée, se brûla et reprit : Rui ne va pas rentrer de sitôt et la Coutumière nous tanne depuis des mois pour avoir un opérateur. Le Bureau ne va pas revenir sur son engagement.

Il reprit une gorgée de café et regarda la boisson comme s’il la voyait pour la première fois, l’air dégoûté. 

— J’ai personne d’autre sous la main, va falloir que tu y ailles. L’Intendant a donné son feu vert, ta dérogation est prête. 

Il cacha du mieux qu’il put la fierté d’avoir réussi à convaincre l’Intendant d’envoyer Cléo malgré son statut de mange-poussière, et pouvoir de cette manière garder la mission dans son groupe et faire du score. Aucun autre opérateur de son équipe ne correspondait à la liste de compétences singulières exigées par la Police coutumière de Capitale16. Sans son forcing auprès de l’Intendant, la mission et le score auraient fini dans le groupe de sécurité intérieure de la Carcasse, des mecs qu’il ne pouvait pas encaisser et qui ne pouvaient pas le saquer. Il s’en était bien tiré.

Cléo, elle, ne savait pas trop quoi penser. Une mission clientèle, ce n’était pas son rayon, évidemment : un truc trop classe, un truc de DEF3 au minimum. Mais elle comprenait que Bruno avait besoin d’accumuler du score après l’accident de Rui. Les temps étaient durs et la concurrence déchaînée, les autres groupes avaient senti l’odeur du sang et commençaient à se rassembler. Mais la Coutumière… Elle sentit une secousse glacée lui grimper l’échine. Elle allait devoir prendre sur elle. Une mission clientèle, ça ne se refusait pas. N’importe quelle mission, pour un DEF4, ne se refusait pas, de toutes manières. Mais pour la Police coutumière… Merde. Cléo grinça intérieurement. Bruno attendait une réponse, une réaction. Elle se devait de sacrifier au rituel de gratitude et d’au moins faire semblant. Elle sourit vaguement. Elle savait qu’il faisait appel à son passif de blacker, qu’il connaissait bien pour avoir turbiné aux mêmes neurofeeds qu’elle dans une autre vie, et pas à ses compétences de scanneuse de véhicule enregistrées sur son cahier des charges. Elle rendit des armes :

— Alors c’est plié, hein ?

Pour le texte intégral c’est ici :

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Les filles

Derrière une voile d'or 
Elle se cache
Humeur à peine éclose 
Elle arrache
Entre ses sourires esquissés
Et de ses doigts d'argent 
Des héros japonisants
Qui jamais ne la surpassent
Des armées de chats la précèdent 
Et leur cri soudain déchire l'espace 
Ils parlent pour elle
Car son silence
Est celui des rivières 

Sous un soleil brûlant 
Son ongle scintillant
Dresse un doigt d'honneur
Au destin moisi
Qui s'écrase
Comme ses mégots rageurs
Dans les cendriers froids
De la vie
Et le feu qui chante 
Dans ses yeux d'agate
Murmure dans la nuit
Je sais qui tu es 
Car je sais comme tu souffres

Elle danse
Elle dansera toujours
Dans la chaleur d'été 
Bien après la fin des étoiles 
Et son parfum sera toujours celui 
Des herbes et des fleurs et des embruns 
Qui peuplent son île 
Inondée de lumière 
Entre deux brins d'origan
Elle détruit 
Toute souffrance 
Et son corps pourtant 
Est meurtri

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Des uns et des zéros

Nostalgie du futur.

C’était l’expression qui lui venait quand il pensait à son métier.

Nostalgie du futur.

Oui, ça ne pouvait pas mieux coller.

Le commandant lâcha sa plaque sur la table en verre immaculée et adossa sa chaise en équilibre contre la baie vitrée du bureau, désormais sien, qui ouvrait sur la ville blanche en contrebas.

Il regarda en haut, vers le ciel, la peau délicate de son cou cisaillée par le col trop rigide de son uniforme.

Il sentait encore le parfum caractéristique du pressing, neutre et aseptisé.

Son regard se porta dans le bleu profond de ce début d’été sur les nuages blancs qui dérivaient au-dessus de lui, épars et cotonneux, leur forme évoluant au gré du vent.

Entre lui et les nuages, quelques hirondelles déchiraient l’espace et leur vol, vif et insaisissable, ne cessait de l’impressionner. Elles changeaient d’altitude et de direction constamment, se rendant difficiles à suivre pour son regard fatigué. Au bout d’un moment, le commandant sentit une tension dans sa nuque qui lui fit baisser la tête. 

Il se dit qu’il fut un temps, pas si éloigné, où la forme qu’auraient ces nuages dans ce ciel bleu n’auraient pas été prévisible, où la trajectoire qu’auraient pris ces hirondelles sous ces nuages imprévisibles l’aurait été aussi.

Il avait connu l’arbitraire. Dans son métier, ça voulait dire beaucoup. L’arbitraire impliquait l’application de conceptions du monde, de jugements de valeurs et d’expériences personnelles à des situations concrètes qui aboutissait à des actions très pragmatiques. L’arbitraire était un fléau, à la fois l’essence même de ce qu’ils faisaient. C’est ce que les gens ne comprenaient pas. Tant que des humains étaient désignés pour en châtier d’autres, l’arbitraire aurait son mot à dire. Il ne voyait pas comment en sortir. Des spécialistes avaient réfléchi à la question, pourtant. Les politiques, les médias, la société civile s’en étaient emparés. Des études avaient été menées, des recherches financées. En parallèle, les technologies avaient évolué, ciselées dans l’objectif précis de répondre aux penchants sécuritaires d’une nation. Aujourd’hui, elles étaient mûres pour soutenir la brigade dont il s’apprêtait à prendre les rênes en ce jour ensoleillé, zébré par un vol d’hirondelles.

Il avait participé aux passages à tabac dans les bureaux numérotés de l’ancien hôtel de police qui, récemment classé, accueillait maintenant des boutiques de luxe, un restaurant gastronomique et une salle de sport high-tech. Il avait supervisé les arrestations d’illégaux, mineurs ou pas, entassés dans des fourgons autonomes, puis dans des camps de transition, comme du bétail. Il avait connu la lascivité des dessous de table, toutes ces compensations sous de multiples formes pour services rendus à des intérêts privés, à mesure qu’il escaladait les échelons et que son pouvoir se musclait, s’affûtait. C’était cela aussi, l’arbitraire. La possibilité d’échapper à la parole donnée. Une certaine forme de liberté. 

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Déchéance

Lové dans l’entrelacs

De la manière forte 

Le souffle noir s’opère
Douloureux et noyé
Sous les prérogatives
Fournies et encaissées
Sans qu’il ne soit donné
De temps pour le respect

On ne voit plus alors
Qu’un exemple parfait
De cette déchéance
Officielle et signée
Qui remplit du sang neuf
Des plus petits que soi
Les coffres du mépris
De ceux qui ont la loi (de leur côté)

Sous leur bannière armée
Déguisés en héros 
Cuirassés et vernis
De bonnes intentions
Les assassins prétendent
Protéger et servir
Alors qu’ils ne font que
Menacer et détruire

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Le Cube dans Galaxies sf

« Alors la SSUΨ ? Tu t’es fait des amis ?

Plein. »
Cléo et Cyril testèrent les fréquences de percussion. Ils en choisirent une qui leur parut appropriée compte tenu du désert d’informations dont ils disposaient. Luz valida le protocole.

« Ça devrait rouler maintenant. Avec un tabassage pareil, si on finit pas par savoir ce qu’il y a dans cette foutue boîte… Bon allez Cléo, tu veux pas cafarder un peu sur la SSUΨ ? Rien qu’un peu.

S’il y a que ça pour te faire plaisir. Une poignée de baltringues plus défoncés que leurs clients qui fait sa tournée à coups d’i-club débridé spécial forces coutumières et d’armes à percussion. Ça te va? »

Pour lire la suite de la nouvelle, procurez-vous le no 60 de Galaxies sf, version numérique. C’est par ici

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Chevalier de papier

La ville comme un labyrinthe névrotique se déploie, infinie, origami trempé d’encre de Chine sous ses ailes crevées. Il tombe. Il ne fait que tomber. Entre les colonnes d’air qui sifflent à ses oreilles, il entend des cris cachés qui résonnent encore dans son crâne au sortir de ses rêves noyés de sueur nauséabonde. Il n’y prend plus garde à présent.

Il se lève lentement de son grand lit de fer. Son corps massif, lesté seulement par l’inertie et la fatigue se meut sans grâce dans l’espace confiné de la chambre. Il a quitté ses appartements depuis longtemps. Trop d’espace l’angoissait. Il a repris la loge d’Alfred laissée telle quelle après sa mort. Aucun autre domestique n’a voulu s’y installer. Et l’intendant qui a suivi a préféré loger hors du manoir. Il se sent relativement en sécurité ici. Ici et dans la cave. Ici, à l’intérieur de la chaude pénombre et du parfum désuet du fidèle serviteur. Entre les artefacts ethnologiques rares et les saloperies technologiques périmées. Alfred a toujours eu un faible pour la technologie. Plus que pour les gens. Surtout vers la fin. Filtrant à travers les persiennes closes, la lumière d’une fin d’après-midi radieuse finit de s’éteindre.  

Il se rend dans le minuscule cabinet de toilette adjacent à la chambre. Il se soulage avec peine. C’est une épreuve qu’il redoute maintenant au quotidien. Il se souvient : au faîte de ses capacités, impossible d’envisager ce genre de déchéance. Sans même parler de la bagatelle : hors sujet.

Il lave soigneusement ses mains couvertes de cicatrices et de taches de vieillesse. Des mains dont la puissance a broyé, effleuré, pris et donné. Il lève les yeux vers le miroir. Son regard éteint, englouti dans ses orbites comme des fosses souterraines, manque de le faire verser. Il ne s’y reconnaît plus. Sa peau ravinée, racornie comme un film plastique durci par le sel et le vent, recouvre à peine, blafarde, les os saillants de sa mâchoire serrée.

Il se force à cette contemplation du peu qui lui reste, pour faire face à son ultime ennemi, le plus puissant, le plus insaisissable. Il est le dernier de son époque. Tous les autres, les alliés, ont disparu depuis longtemps, ravagés par les soubresauts d’agonie d’une ville qui doit sa renommée à l’application stricte d’une vision épique du bien et du mal. Jim flingué en pleine rue par l’un de ses ex-lieutenants, à l’aube de sa retraite. Funérailles en grande pompe, discours poignant du maire, rideau. Dick, le premier de ses Robin, sous entraves chimiques longue durée dans l’annexe souterraine d’Arkham récompensée par un prix d’architecture.

Et le dernier d’entre eux, Damian, comme une plaie purulente à jamais infectée. Enième figurine héroïque jetable, Damian, son petit garçon, poignardé à mort par un quidam en plein délire suite à une nouvelle contamination du système de distribution des eaux de Gotham. Les hurlements de Talia résonnent encore du jour où son corps écharpé a été découvert à deux pas de Park Row.

Et les autres, tous les autres bien sûr, les vilains de l’affaire, les maniaques expérimentaux, les zombies de la chimie, les mégalomanes radioactifs, les junkies du pouvoir ou de la terreur, les sadiques tout simplement, qui se suivent et se substituent les uns aux autres comme les canettes de soda dans un distributeur, il ne les oublie pas. Ils l’ont eu à l’usure. Oui. Mais ils ne l’ont pas tué. Peut-être auraient-ils dû. Il garde seulement pour lui cette satisfaction qu’il n’y a pas de vrai vainqueur. Il n’y en aura jamais. De toutes façons, il n’a plus de monnaie.

A un moment, une lueur se fait derrière lui, dans l’entrebâillement de la porte restée ouverte. Une lueur ténue mais chaude qui vacille dans l’opacité du miroir. La lueur progresse doucement, fragile, comme une chandelle entre les mains d’un petit enfant. C’est un présent.

Peu à peu, il commence à percevoir les couleurs qui se dessinent dans son oeil fatigué par la cataracte. Le vert acide qui se dégrade sur des mèches éparses, emmêlées ; l’épaisseur inerte du blanc de plomb, comme une armure infantile ; le vif du violet qui tranche avec la nuit qui l’habite. Et le rouge, le rouge, comme une ligne de démarcation entre leurs deux mondes, si souvent franchie. Le rouge, comme un chemin. Le rouge, comme un cordon de chair qui les ligote l’un à l’autre, à jamais soudés.

Pour la première fois depuis depuis longtemps, il est touché par cette sensation étrange, puissante et invasive, qu’il a si souvent infligée sans plus l’éprouver vraiment. Il a connu la peur étant enfant. Puis la peur est devenue son alliée.

C’est alors que le sourire de taré du Joker souffle la flamme.

Happy birthday, sweetheart !

En mai 2019, Batman, créature de Bob Kane et Bill Finger souffle ses 80 bougies. 

https://www.actuabd.com/Batman-80-ans-de-croisade-nocturne

1ere Couverture ici 

Vers la publication sur Actualitté ici

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Swiss shooting

Berne. Il pleut dans la Münstergasse, à quelques encablures du Palais fédéral. Il fait nuit maintenant. Dans la galerie, le vernissage commence à basculer en direction du volet alcoolisé de l’affaire. Lovely head de Goldfrapp tapisse l’ambiance. Le photographe engagé pour l’occasion, raide sur ses pattes, commence à saturer. Il a capté tous les visages que la galeriste lui a désignés. Plus tôt dans l’après-midi, il a shooté l’exposition, vide. C’était plus agréable, quoiqu’un peu troublant. Photographier des photographies, la tâche lui semble absurde, pourtant nécessaire. Il faut bien documenter.

Une dernière avant la route. Il y a cette petite qu’il a repérée tout à l’heure sans bien réussir à la cadrer. Il retente le coup. Couleur. Intérieur nuit. Plan américain. Au premier plan, une fille blonde, de profil, athlétique, petite robe cocktail noire, coupe à main droite. Elle sourit à quelqu’un qui se trouve hors champ. Au deuxième plan, on distingue une des photographies de l’exposition, un grand format, sans cadre.

Couleur. Extérieur jour. Plan large. Place fédérale, Berne. Un char d’assaut couleur sable. Des hommes en uniforme de l’armée saoudienne et des civils sont dispersés autour de lui, équipés de fusils d’assaut. Certains portent des grenades à main. Les reflets sable des tenues de combat des soldats se perdent dans le lustre du pavé mouillé de la place. Au-dessus du Palais fédéral, le ciel vire du lilas foncé au mandarine clair en passant par toutes les gammes de rose.

La lumière est particulièrement bien maîtrisée. Le somptueux crépuscule recouvre de sa patine soyeuse les plaques de blindage et la tourelle du char immobile, les canons des fusils, la silhouette massive du Palais. Les visages des hommes sont alertes ou hagards, marqués. Certains fixent l’objectif sans aucune expression.

À droite de la photo du char, un cartel porte la légende suivante : Char d’assaut Piranha II (Mowag), fusil d’assaut SIG-552 (Swiss Arms), grenade à main HG 85 (Rüag).

Le photographe prend ses derniers clichés vite fait. Il est un peu déçu de la lumière. Il pourra retravailler tout ça à la maison. Ça ira pour ce soir. Il descend encore une coupe de champagne, ramasse son matériel, salue quelques invités qu’il connaît, assure la galeriste du succès de l’exposition, lui promet sa sélection photo du vernissage pour le lendemain. Il saute sur son scooter, roule prudemment dans les rues mouillées de la capitale désertée. La pluie a cessé.

Il prend l’Amthausgasse jusqu’à la place fédérale. En passant devant le Palais, il repense au dernier cliché qu’il a pris. Celui avec la fille en robe cocktail, la photo du char d’assaut en arrière-plan. L’idée du Piranha et des hommes armés, soldats du désert et civils, pêle-mêle, sur la place fédérale avec leurs fusils d’assaut le turlupine. La photo de l’artiste est montée comme un cliché publicitaire. La composition sophistiquée, le cadrage irréprochable, les couleurs soignées, la lumière au cordeau.

Même les figurants visiblement placés là comme des éléments accessoires, contextuels — ils ne sont pas le sujet de la photo — sont traités avec un soin étudié typique du shooting de mode. Leurs traits creusés, leur expression hébétée ou vive donnent l’impression d’avoir été forgés au laser. Il se dégage de ce cliché ultra léché un reflet doux, lisse, vidé de toute violence. On est loin du reportage de guerre et de son cortège d’atrocités. Mowag et ses potes auraient voulu s’offrir une double page dans GQ pour vendre leur came, ils n’auraient pas fait mieux.

Sur son scooter, le photographe pense à son fusil d’assaut qui traîne chez lui dans la penderie. Son FASS 90. Il devra le rendre l’année prochaine. Comme pas mal de garçons de sa génération, il a détesté le service militaire. La discipline lourdingue, le système hiérarchique rigide, les ordres stupides, les rituels idiots. Des souvenirs aux relents amers de cuite mal maîtrisée. Mais il ne déteste pas son fusil.

D’ailleurs, il n’est pas mauvais tireur. Il se fait la réflexion que FASS 90 est le petit nom du SIG-550, dont le SIG-552 de la photo est une version compacte. Il se demande comment il se comporte dans le désert. Certainement très bien, vu le commerce juteux dont ce fusil fait l’objet dans ce coin du monde depuis un bail maintenant, des bureaux climatisés du fabricant jusqu’au marché noir de Sanaa en passant par les couloirs de la Berne fédérale pour choper les bonnes autorisations. Fiabilité, précision, rentabilité. La qualité suisse. Le photographe, lui, il n’a jamais tiré sur une cible vivante.

Son FASS 90. Il ressent un certain attachement pour cet objet. Il ignore pourquoi. Il se sent un peu troublé tout à coup. Il repense à la fille de la dernière photo. Il faudra qu’il demande à la galeriste qui est cette fille. Il se met à rêvasser. Il se demande si elle est seule. Il se demande si son sex appeal de photographe pourrait fonctionner avec elle. Il se demande ce qu’elle porte sous sa petite robe cocktail noire. Il s’imagine avec elle. Il s’imagine avec elle dans un bar, un restaurant, ou chez lui. Oui, chez lui. C’est mieux. Il s’imagine plein de choses. Il faudra qu’il déplace son fusil.

Texte publié dans le cadre du programme De l’écriture à la promotion de la Fondation pour l’écrit du Salon du livre de Genève.

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POESIE : OUT NOW

Recueil de poèmes

Des loups sur un arbre

ELP éditeur

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