Chevalier de papier

La ville comme un labyrinthe névrotique se déploie, infinie, origami trempé d’encre de Chine sous ses ailes crevées. Il tombe. Il ne fait que tomber. Entre les colonnes d’air qui sifflent à ses oreilles, il entend des cris cachés qui résonnent encore dans son crâne au sortir de ses rêves noyés de sueur nauséabonde. Il n’y prend plus garde à présent.

Il se lève lentement de son grand lit de fer. Son corps massif, lesté seulement par l’inertie et la fatigue se meut sans grâce dans l’espace confiné de la chambre. Il a quitté ses appartements depuis longtemps. Trop d’espace l’angoissait. Il a repris la loge d’Alfred laissée telle quelle après sa mort. Aucun autre domestique n’a voulu s’y installer. Et l’intendant qui a suivi a préféré loger hors du manoir. Il se sent relativement en sécurité ici. Ici et dans la cave. Ici, à l’intérieur de la chaude pénombre et du parfum désuet du fidèle serviteur. Entre les artefacts ethnologiques rares et les saloperies technologiques périmées. Alfred a toujours eu un faible pour la technologie. Plus que pour les gens. Surtout vers la fin. Filtrant à travers les persiennes closes, la lumière d’une fin d’après-midi radieuse finit de s’éteindre.  

Il se rend dans le minuscule cabinet de toilette adjacent à la chambre. Il se soulage avec peine. C’est une épreuve qu’il redoute maintenant au quotidien. Il se souvient : au faîte de ses capacités, impossible d’envisager ce genre de déchéance. Sans même parler de la bagatelle : hors sujet.

Il lave soigneusement ses mains couvertes de cicatrices et de taches de vieillesse. Des mains dont la puissance a broyé, effleuré, pris et donné. Il lève les yeux vers le miroir. Son regard éteint, englouti dans ses orbites comme des fosses souterraines, manque de le faire verser. Il ne s’y reconnaît plus. Sa peau ravinée, racornie comme un film plastique durci par le sel et le vent, recouvre à peine, blafarde, les os saillants de sa mâchoire serrée.

Il se force à cette contemplation du peu qui lui reste, pour faire face à son ultime ennemi, le plus puissant, le plus insaisissable. Il est le dernier de son époque. Tous les autres, les alliés, ont disparu depuis longtemps, ravagés par les soubresauts d’agonie d’une ville qui doit sa renommée à l’application stricte d’une vision épique du bien et du mal. Jim flingué en pleine rue par l’un de ses ex-lieutenants, à l’aube de sa retraite. Funérailles en grande pompe, discours poignant du maire, rideau. Dick, le premier de ses Robin, sous entraves chimiques longue durée dans l’annexe souterraine d’Arkham récompensée par un prix d’architecture.

Et le dernier d’entre eux, Damian, comme une plaie purulente à jamais infectée. Enième figurine héroïque jetable, Damian, son petit garçon, poignardé à mort par un quidam en plein délire suite à une nouvelle contamination du système de distribution des eaux de Gotham. Les hurlements de Talia résonnent encore du jour où son corps écharpé a été découvert à deux pas de Park Row.

Et les autres, tous les autres bien sûr, les vilains de l’affaire, les maniaques expérimentaux, les zombies de la chimie, les mégalomanes radioactifs, les junkies du pouvoir ou de la terreur, les sadiques tout simplement, qui se suivent et se substituent les uns aux autres comme les canettes de soda dans un distributeur, il ne les oublie pas. Ils l’ont eu à l’usure. Oui. Mais ils ne l’ont pas tué. Peut-être auraient-ils dû. Il garde seulement pour lui cette satisfaction qu’il n’y a pas de vrai vainqueur. Il n’y en aura jamais. De toutes façons, il n’a plus de monnaie.

A un moment, une lueur se fait derrière lui, dans l’entrebâillement de la porte restée ouverte. Une lueur ténue mais chaude qui vacille dans l’opacité du miroir. La lueur progresse doucement, fragile, comme une chandelle entre les mains d’un petit enfant. C’est un présent.

Peu à peu, il commence à percevoir les couleurs qui se dessinent dans son oeil fatigué par la cataracte. Le vert acide qui se dégrade sur des mèches éparses, emmêlées ; l’épaisseur inerte du blanc de plomb, comme une armure infantile ; le vif du violet qui tranche avec la nuit qui l’habite. Et le rouge, le rouge, comme une ligne de démarcation entre leurs deux mondes, si souvent franchie. Le rouge, comme un chemin. Le rouge, comme un cordon de chair qui les ligote l’un à l’autre, à jamais soudés.

Pour la première fois depuis depuis longtemps, il est touché par cette sensation étrange, puissante et invasive, qu’il a si souvent infligée sans plus l’éprouver vraiment. Il a connu la peur étant enfant. Puis la peur est devenue son alliée.

C’est alors que le sourire de taré du Joker souffle la flamme.

Happy birthday, sweetheart !

En mai 2019, Batman, créature de Bob Kane et Bill Finger souffle ses 80 bougies. 

https://www.actuabd.com/Batman-80-ans-de-croisade-nocturne

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