Swiss shooting

Berne. Il pleut dans la Münstergasse, à quelques encablures du Palais fédéral. Il fait nuit maintenant. Dans la galerie, le vernissage commence à basculer en direction du volet alcoolisé de l’affaire. Lovely head de Goldfrapp tapisse l’ambiance. Le photographe engagé pour l’occasion, raide sur ses pattes, commence à saturer. Il a capté tous les visages que la galeriste lui a désignés. Plus tôt dans l’après-midi, il a shooté l’exposition, vide. C’était plus agréable, quoiqu’un peu troublant. Photographier des photographies, la tâche lui semble absurde, pourtant nécessaire. Il faut bien documenter.

Une dernière avant la route. Il y a cette petite qu’il a repérée tout à l’heure sans bien réussir à la cadrer. Il retente le coup. Couleur. Intérieur nuit. Plan américain. Au premier plan, une fille blonde, de profil, athlétique, petite robe cocktail noire, coupe à main droite. Elle sourit à quelqu’un qui se trouve hors champ. Au deuxième plan, on distingue une des photographies de l’exposition, un grand format, sans cadre.

Couleur. Extérieur jour. Plan large. Place fédérale, Berne. Un char d’assaut couleur sable. Des hommes en uniforme de l’armée saoudienne et des civils sont dispersés autour de lui, équipés de fusils d’assaut. Certains portent des grenades à main. Les reflets sable des tenues de combat des soldats se perdent dans le lustre du pavé mouillé de la place. Au-dessus du Palais fédéral, le ciel vire du lilas foncé au mandarine clair en passant par toutes les gammes de rose.

La lumière est particulièrement bien maîtrisée. Le somptueux crépuscule recouvre de sa patine soyeuse les plaques de blindage et la tourelle du char immobile, les canons des fusils, la silhouette massive du Palais. Les visages des hommes sont alertes ou hagards, marqués. Certains fixent l’objectif sans aucune expression.

À droite de la photo du char, un cartel porte la légende suivante : Char d’assaut Piranha II (Mowag), fusil d’assaut SIG-552 (Swiss Arms), grenade à main HG 85 (Rüag).

Le photographe prend ses derniers clichés vite fait. Il est un peu déçu de la lumière. Il pourra retravailler tout ça à la maison. Ça ira pour ce soir. Il descend encore une coupe de champagne, ramasse son matériel, salue quelques invités qu’il connaît, assure la galeriste du succès de l’exposition, lui promet sa sélection photo du vernissage pour le lendemain. Il saute sur son scooter, roule prudemment dans les rues mouillées de la capitale désertée. La pluie a cessé.

Il prend l’Amthausgasse jusqu’à la place fédérale. En passant devant le Palais, il repense au dernier cliché qu’il a pris. Celui avec la fille en robe cocktail, la photo du char d’assaut en arrière-plan. L’idée du Piranha et des hommes armés, soldats du désert et civils, pêle-mêle, sur la place fédérale avec leurs fusils d’assaut le turlupine. La photo de l’artiste est montée comme un cliché publicitaire. La composition sophistiquée, le cadrage irréprochable, les couleurs soignées, la lumière au cordeau.

Même les figurants visiblement placés là comme des éléments accessoires, contextuels — ils ne sont pas le sujet de la photo — sont traités avec un soin étudié typique du shooting de mode. Leurs traits creusés, leur expression hébétée ou vive donnent l’impression d’avoir été forgés au laser. Il se dégage de ce cliché ultra léché un reflet doux, lisse, vidé de toute violence. On est loin du reportage de guerre et de son cortège d’atrocités. Mowag et ses potes auraient voulu s’offrir une double page dans GQ pour vendre leur came, ils n’auraient pas fait mieux.

Sur son scooter, le photographe pense à son fusil d’assaut qui traîne chez lui dans la penderie. Son FASS 90. Il devra le rendre l’année prochaine. Comme pas mal de garçons de sa génération, il a détesté le service militaire. La discipline lourdingue, le système hiérarchique rigide, les ordres stupides, les rituels idiots. Des souvenirs aux relents amers de cuite mal maîtrisée. Mais il ne déteste pas son fusil.

D’ailleurs, il n’est pas mauvais tireur. Il se fait la réflexion que FASS 90 est le petit nom du SIG-550, dont le SIG-552 de la photo est une version compacte. Il se demande comment il se comporte dans le désert. Certainement très bien, vu le commerce juteux dont ce fusil fait l’objet dans ce coin du monde depuis un bail maintenant, des bureaux climatisés du fabricant jusqu’au marché noir de Sanaa en passant par les couloirs de la Berne fédérale pour choper les bonnes autorisations. Fiabilité, précision, rentabilité. La qualité suisse. Le photographe, lui, il n’a jamais tiré sur une cible vivante.

Son FASS 90. Il ressent un certain attachement pour cet objet. Il ignore pourquoi. Il se sent un peu troublé tout à coup. Il repense à la fille de la dernière photo. Il faudra qu’il demande à la galeriste qui est cette fille. Il se met à rêvasser. Il se demande si elle est seule. Il se demande si son sex appeal de photographe pourrait fonctionner avec elle. Il se demande ce qu’elle porte sous sa petite robe cocktail noire. Il s’imagine avec elle. Il s’imagine avec elle dans un bar, un restaurant, ou chez lui. Oui, chez lui. C’est mieux. Il s’imagine plein de choses. Il faudra qu’il déplace son fusil.

Texte publié dans le cadre du programme De l’écriture à la promotion de la Fondation pour l’écrit du Salon du livre de Genève.

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