Des uns et des zéros

Nostalgie du futur.

C’était l’expression qui lui venait quand il pensait à son métier.

Nostalgie du futur.

Oui, ça ne pouvait pas mieux coller.

Le commandant lâcha sa plaque sur la table en verre immaculée et adossa sa chaise en équilibre contre la baie vitrée du bureau, désormais sien, qui ouvrait sur la ville blanche en contrebas.

Il regarda en haut, vers le ciel, la peau délicate de son cou cisaillée par le col trop rigide de son uniforme.

Il sentait encore le parfum caractéristique du pressing, neutre et aseptisé.

Son regard se porta dans le bleu profond de ce début d’été sur les nuages blancs qui dérivaient au-dessus de lui, épars et cotonneux, leur forme évoluant au gré du vent.

Entre lui et les nuages, quelques hirondelles déchiraient l’espace et leur vol, vif et insaisissable, ne cessait de l’impressionner. Elles changeaient d’altitude et de direction constamment, se rendant difficiles à suivre pour son regard fatigué. Au bout d’un moment, le commandant sentit une tension dans sa nuque qui lui fit baisser la tête. 

Il se dit qu’il fut un temps, pas si éloigné, où la forme qu’auraient ces nuages dans ce ciel bleu n’auraient pas été prévisible, où la trajectoire qu’auraient pris ces hirondelles sous ces nuages imprévisibles l’aurait été aussi.

Il avait connu l’arbitraire. Dans son métier, ça voulait dire beaucoup. L’arbitraire impliquait l’application de conceptions du monde, de jugements de valeurs et d’expériences personnelles à des situations concrètes qui aboutissait à des actions très pragmatiques. L’arbitraire était un fléau, à la fois l’essence même de ce qu’ils faisaient. C’est ce que les gens ne comprenaient pas. Tant que des humains étaient désignés pour en châtier d’autres, l’arbitraire aurait son mot à dire. Il ne voyait pas comment en sortir. Des spécialistes avaient réfléchi à la question, pourtant. Les politiques, les médias, la société civile s’en étaient emparés. Des études avaient été menées, des recherches financées. En parallèle, les technologies avaient évolué, ciselées dans l’objectif précis de répondre aux penchants sécuritaires d’une nation. Aujourd’hui, elles étaient mûres pour soutenir la brigade dont il s’apprêtait à prendre les rênes en ce jour ensoleillé, zébré par un vol d’hirondelles.

Il avait participé aux passages à tabac dans les bureaux numérotés de l’ancien hôtel de police qui, récemment classé, accueillait maintenant des boutiques de luxe, un restaurant gastronomique et une salle de sport high-tech. Il avait supervisé les arrestations d’illégaux, mineurs ou pas, entassés dans des fourgons autonomes, puis dans des camps de transition, comme du bétail. Il avait connu la lascivité des dessous de table, toutes ces compensations sous de multiples formes pour services rendus à des intérêts privés, à mesure qu’il escaladait les échelons et que son pouvoir se musclait, s’affûtait. C’était cela aussi, l’arbitraire. La possibilité d’échapper à la parole donnée. Une certaine forme de liberté. 

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