Méta 1 : Beaux-Arts

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« Alors comme ça vous êtes juriste ? Intéressant, ça. Moi j’y connais en rien en droit. Vous pourriez peut-être me donner quelques tuyaux ? Bon, alors. Vous pouvez pas répondre, enfin, que par oui ou non. Va falloir que je fasse gaffe. »

La salle est vaste. Un grand cube. Des empilements de caisses à droite à gauche. Un ou deux containers. Bien éclairée par des néons blancs. D’éblouissantes rangées. Près de la porte principale à double battant d’acier peinte en orange, une fille blonde, dans les vingt-cinq ans, pantalon militaire noir et docks montantes, débardeur blanc sous une veste à capuche en toile, est assise sur une chaise d’écolière, un pistolet mitrailleur docilement posé sur les genoux. Elle sourit à son vis-à-vis, une autre fille, brune cette fois, à peu près du même âge qu’elle, et comme elle assise sur une chaise à quelques mètres de distance. Mais la comparaison s’arrête là. Parce que la fille brune est bâillonnée, entravée, pieds et poings liés à sa chaise, que son joli costume de ville griffé est souillé de sueur et qu’elle ne sourit pas. Ses yeux d’un vert soutenu, cernés de mascara étalé qui en rehausse la couleur, sont couverts de larmes. Son front opale est marqué par une ride du lion profonde. Elle tremble. Ses traits sont crispés par moments, et par moments épuisés. Elle essaie de parler mais s’étouffe avec son bâillon.

« Vous fatiguez pas. » La fille blonde tend le bras et attrape un grand carnet dans son sac à dos. Elle l’ouvre au hasard. Elle le retourne et le montre à la fille attachée. « Vous voyez ça ? Vous voyez bien ? Vous le reconnaissez ? » La fille brune fait signe que oui en hochant la tête plusieurs fois très vite.

« Oui, c’est bien fait non ? J’en ai fait pas mal, des portraits. Il me laisse les faire. Je crois que ça le flatte. Il est un peu amoureux de son image, contrairement à ce qu’on pourrait croire. Une gueule pareille, faut choisir, soit on la revendique, soit on se suicide. Faut croire que le suicide, c’était pas son truc. Il adore s’afficher, c’est clair. Personnalité numéro 1 sur le web, tu m’étonnes. Si vous aviez vu sa tête ce jour-là, je crois qu’il aurait pu raccrocher direct, il avait ce qu’il voulait. Un genre de reconnaissance populaire, en plus de sa notoriété dans les prisons et dans la pègre. Mais y’a eu cette petite phrase du procureur qui l’a remonté. Ça, faut reconnaître Zappy, il aurait pas pu mieux tomber avec sa petite phrase. Attendez, je vais vous la retrouver. Elle sort son téléphone de sa poche et consulte les données.

« Vous la connaissez ? Non ? Vous l’avez entendue ? Si ? Alors écoutez ça : “Il faut bien que jeunesse se passe : le plébiscite numérique dont jouit cet énergumène retardé n’est qu’une mode. Les gazouillis fiévreux de ces adolescents acnéiques et frustrés, même s’ils sont des milliers, contribuent à rendre plus grotesque encore la position cet idiot du village bon à enfermer.” Ça lui a gâché son plaisir, vous pouvez me croire. Je crois qu’il imaginait qu’on le prendrait au sérieux, mais non. La popularité, c’est pas toujours ce qu’on croit. La reconnaissance du peuple, c’est pas la reconnaissance des pairs. Elle est infondée. Elle est irrationnelle. Elle est versatile. C’est ce que Boris m’a dit quand on a entendu ça. Il sait parler, Boris… On s’était réfugié sur le toit pour éviter les balles perdues. On a attendu que ça se calme. Tu parles, il a pas avalé ça, fallait pas être dans le coin quand elle est sortie, cette phrase. Après, quand il a eu fini de tout démonter, on est redescendu, avec Boris, mais on était pas tranquilles. On sait jamais, avec lui, il peut toujours y avoir un retour de flamme. Mais il était calme, tranquille. Il m’a demandé de le dessiner, lui. Il savait que je dessinais. J’avais déjà fait des portraits de Boris et des autres garçons, des dessins qu’il avait vus. Et il avait aimé. Je savais pas. Mais j’aurais jamais osé le faire, lui, sans qu’il me le demande, la main sur le flingue, comme il l’a fait ce jour-là. Vous imaginez pas comme je voulais être ailleurs, à ce moment. J’avais la main qui tremblait. Une horreur. Mais il a bien aimé le dessin. Et c’est comme ça que ça a commencé. » La fille brune émet un son non identifiable, entre le grincement et le geignement, quelque chose d’animal.

« J’ai continué à le dessiner, surtout des croquis sur mon carnet. Après je les utilise pour les refaire sur de plus grandes surfaces chez moi. Mais il y a pas mal de choses que je restitue de mémoire. A force, ça commence à faire un sacré paquet. Je crois que j’en ai plus d’une centaine maintenant. C’est dommage que j’en aie pas un ou deux avec moi, des grands. Vous m’auriez donné votre avis. C’est du noir, j’utilise peu de couleur, je suis pas à l’aise avec la couleur. Parfois un peu de rouge ou de violet, c’est ses couleurs. » Elle tourne pensivement les pages du carnet. «  Ça, c’est Boris. Sacré gaillard. Je trouve que sur ce dessin il a une tête d’acteur de film porno. C’est vraiment la tête qu’il avait quand je l’ai dessiné, vous vous rendez compte ? C’est drôle. Il a pas cette tête d’habitude. Mais ce jour-là, à ce moment précis, il avait une tête d’acteur porno. C’est pour ça que je l’ai dessiné. Il fallait vraiment que j’immortalise cette tête. Elle risquait de pas revenir. C’est ce que m’a dit le galeriste, quand je lui ai raconté cette histoire. Il m’a dit que j’avais le don de représenter les gens à des moments uniques, c’est ce qui rendait mon travail singulier, parce que j’arrivais à capter, avec ces portraits, toute la tension d’un moment précis qui allait disparaître et certainement jamais se répéter. C’est selon lui ce qui fait la valeur de mon travail. Mais je ne suis pas sûre de le croire parce que quand il m’a dit ça il était en train de mater mes seins. » La fille brune se tord sur sa chaise. Une coulée de sueur d’échappe de sa chevelure pour tracer un sillon sur son front et s’écraser dans son orbite gauche. Elle respire bruyamment.

« Oui, donc voilà où je voulais en venir. C’est Boris qui m’a poussée à aller voir ce type de la galerie. Moi j’étais pas chaude. Mais c’est vrai que cette série, c’est la meilleure que j’ai jamais réalisée. Ça je le sais. Tous les autres, tous ceux qui ont vu les dessins, ils m’ont dit ça. Et le modèle aussi. Il m’a dit : “ Faudrait les exposer tes dessins, c’est les meilleurs qu’on a fait de moi depuis l’école primaire. Quand cette petite pute qu’était amoureuse de moi faisait des dessins pour m’amadouer.” Sauf que moi je suis pas amoureuse. Avec Boris, on l’a pris au mot, on va les exposer ces dessins. C’est Boris qui connaît le galeriste, parce que son frère, à Boris, il a fait sa thèse de doctorat en histoire de l’art sur le design contemporain. Dans ce milieu, ils consomment pas mal. Alors Boris il est devenu un peu le fournisseur officiel de tout ce petit monde et du coup il a rencontré ce pote de son frère qu’est ukrainien et qu’a une galerie sur le boulevard Braun. Il fait plutôt dans l’installation post-conceptuelle ou bien les performances auto-mutilatoires, mais là, il a dit que pour mon travail, “qui est, au fond, médiatisé par un vecteur d’expression nettement traditionnel, voire rétrograde”, il ferait une exception. Boris ne m’a rien dit mais je crois qu’en échange de cette expo il lui offre de quoi se faire péter les artères à très bon prix pendant un bout de temps. En tout cas, pour une expo dans l’air du temps, avec mes dessins, on peut pas être plus au cœur de l’actualité. Ces dessins, ils sont faits d’après le sujet vivant. En sa présence. C’est aussi ça qui leur donne de la valeur. C’est ça qu’il disait Boris. C’est un peu comme des clichés de reporter de guerre. Une partie de leur aura vient du fait que le photographe doit se s’approcher au plus près du danger pour avoir une chance de capter la bonne image. Enfin, dans le temps, parce qu’aujourd’hui ils ont des téléobjectifs longs comme le bras. Pas comme Capa à l’époque. Moi, c’est pareil. Chaque fois que je prends mon crayon pour dessiner ces traits-là, je risque une balle. Littéralement. Et ça, le galeriste, il l’a bien compris. C’est une sacrée plus-value. C’est ce qui vaut à mes dessins d’être exposés et mis sur le marché de l’art. Parce qu’ils existeraient pas si j’avais pas pris ce risque. Et ils n’auraient aucune valeur s’ils étaient des reproductions ou même inspirés de toutes ces images qu’on trouve sur internet. On est tous d’accord pour dire qu’ils ont un potentiel de rentabilité. Mais bon, ce galeriste, je le sens pas. Je me demande s’il veut pas m’arnaquer, avec ses commissions. Il parle de reproductions, de produits dérivés, de merchandising. Moi ça me stresse un peu tout ça, alors que rien n’a encore été vendu, ni même montré. Ce sont des dessins, d’abord. De simples dessins au rotring, et j’ai pas envie qu’on en fasse des t-shirts ou des tasses à café. Je voulais vous demander, vous vous y connaissez en droits d’auteur ? » La fille brune, qui a baissé la tête depuis un moment se redresse et se tend, envoyant vers le plafond un genre de cri haineux et empêché.

« Vous fatiguez pas. » La fille blonde remet son carnet de croquis dans son sac et se penche en avant avec attention, comme si elle essayait de comprendre ce que l’autre veut lui hurler. Elle l’examine pendant un moment puis se radosse, fouillant dans ses poches pour attraper des cigarettes et un briquet. « Ça vous dérange si je fume ? » Elle n’attend pas la réponse et allume sa cigarette. La fille brune la regarde, les yeux exorbités, avec à l’intérieur quelque chose qui se situe entre la haine et le désespoir. En fait, c’est de la panique. Une grande tache de sueur se dessine sur son torse, imprégnant son chemisier bleu-gris. A force de se démener, des entailles commencent à apparaître à ses poignets.  La fille blonde réagit : « Ah oui, vous vous inquiétez à cause des fûts. Faut pas, vous savez. Ils sont bien fermés. On ne sent même pas l’odeur. Il ne laisserait pas ça au hasard vous savez. C’est pas une petite flamme comme ça qui va mettre le feux aux poudres, je peux vous le dire. Sinon, à quoi ça servirait tout ce matos ? » Elle désigne les pains de plastic et détonateurs soigneusement connectés et fixés sur la dizaine de  fûts d’essence placés en demi-cercle autour de la fille brune.

« Bon, on en était où nous deux ? Ah oui. Les droits d’auteur. Vous êtes juriste, c’est vrai ? Donc, mon problème c’est que… » On entend une sonnerie de téléphone : La fille blonde fouille dans ses poches. Elle décroche. « Oui ? Oui. Oui. » Elle raccroche. « C’était lui. Il m’a demandé si tout va bien. Si vous êtes bien confortable. Il tient à ce que tout se passe comme prévu. Même s’il ne veut pas le reconnaître, il est ultra maniaque. Après coup, tout ça a l’air spontané, c’est clair, voire un peu brouillon. Mais c’est ce qu’il veut. Que ça ait l’air bricolé, imprévu, qu’on ne voie pas tout le boulot derrière. Il veut qu’on croie que ça se fait tout seul. Mais ça ne se fait pas tout seul. Sinon, qu’est ce que je foutrais là ? » Son regard se perd dans le vide pendant un moment. La fille brune trépigne et s’étouffe dans ses sanglots.

« D’ailleurs, et vous, qu’est-ce que vous faites là ? C’est vrai, moi, c’est clair, je suis là pour le fric. Deux mille balles pour quatre heures, tu parles, j’allais pas refuser. Surtout que c’est Boris qui m’a demandé. Il était à la bourre. Et puis évidemment, laisser Boris jouer les plantons pendant qu’ils mettent la ville à l’envers, c’était le sous-employer. Alors Boris m’a appelée, il m’a demandé si je pouvais pas venir, juste pour les dernières heures. “ Le boss t’aime bien à cause des portraits, il m’a dit, et il me fait confiance alors il a dit que c’était ok pour me remplacer. Comme ça je serai pas sur la touche quand y’aura de l’action, de la vraie. ” Rien à faire, Boris, il a le cœur sur la main. » La fille blonde s’examine les ongles en hochant la tête. La fille brune geint doucement.

« Mais donc, et vous ? C’est vrai, qu’est ce qui vous vaut de vous retrouver dans cette merde ? Tout ce qu’on m’a dit, c’est que vous étiez juriste. Vous avez fait quoi pour l’énerver comme ça ? Juriste… Je vois pas trop, vous êtes dans quelle branche ? » La fille brune hausse les épaules d’un air crispé. « Ah oui, pardon, des questions directes. Alors, vous est juriste, vous êtes dans le public, ou quoi? Vous êtes fonctionnaire ? Yes ? Dans le public. Donc vous êtes pas avocate, sinon je comprendrais pourquoi vous êtes là ! Ha, ha ! Quoi ? Si ? Avocate ? Mais dans le public ? Donc vous êtes quoi, vous êtes commis d’office alors? Non ? Je comprends pas… » La fille attachée se tord. « Bon attendez. Je vais essayer de comprendre. Vous êtes avocate. De formation, c’est ça ? »  La fille brune hoche énergiquement la tête. « Ok. Vous êtes avocate de formation, mais travaillez pas comme avocate en ce moment, juste ? Vous êtes dans le public. Bon. Dans le public, c’est vaste. Vous travaillez au tribunal ? Si ? Mais quel tribunal ? J’ai l’impression qu’il y en a plusieurs, des tribunaux. Tribunal pénal, tribunal administratif, tribunal des baux et loyers et je sais pas quoi encore. Bon, à bien vous regarder, vous êtes jeune, mais vous avez l’air brillante et ambitieuse. Je me trompe peut-être, alors je me dis comme ça : Tribunal pénal. Tribunal pénal, c’est ça ? Tribunal pénal, j’avais raison. Vous voyez, on arrive à se comprendre. Comme quoi les humains sont faits pour communiquer, vous trouvez pas ? D’ailleurs je ne crois pas qu’on dit tribunal, mais cour pénale oui, la Cour pénale. C’est juste ? Oui, ça sonne mieux : je travaille à la Cour pénale. Ça en jette. Moi je pense pas que je travaillerai jamais à la cour pénale. Les études vous savez, ça a jamais été mon truc. A part les cours de dessin. J’avais toujours du mal à me concentrer pendant un long moment, je confondais les lettres, je captais rien en maths. Bonne à rien. A part en dessin. Oui ça je peux me concentrer pendant des heures. Pas de problème. C’est pour ça que Boris, c’est un vrai pote. Il me refile des petits jobs, comme ça. Des jobs où on a pas besoin d’être trop concentré, comme ici. Deux mille balles. Je peux survivre. Survivre avant de vivre de mon art, je veux dire. Ha, ha. Avant de devenir une célébrité et d’être exposée à New York, Paris, Londres et Tokyo, avant d’avoir des assistants que je pourrai martyriser et qui feront le travail à ma place parce que je serai trop occupée à conceptualiser, ha, ha. Enfin, tout ça si je me fais pas entuber par ce galeriste… C’est simple comme boulot. Il faut juste savoir se servir de ce truc. » Elle empoigne doucement le pistolet mitrailleur. La fille brune se pétrifie. « C’est pas compliqué. Boris m’a montré comment ça marche en trois minutes. Il m’a demandé d’essayer, pour voir. Ça fait un drôle d’effet. A la fois très puissant et très naturel. Facile. Trop facile. Comme un jouet. Bon. Vous avez déjà utilisé un calibre ? Non ? Même pas eu en main ? Non plus ? Oui, c’est quelque chose. » Elle contemple le pistolet mitrailleur, fascinée. Elle le retourne, le sous-pèse, le soulève. Elle vise un fût d’essence, puis un autre.

« Oui. Avec ça y’aurait de quoi faire des dégâts. Evidemment. Si je tire n’importe où, ce qui risque d’arriver parce que je sais pas bien viser – je suis plutôt une burne dans ce domaine – on finirait cramées toutes les deux. Et c’est pas le but, hein. Non, vraiment c’est pas le but. Enfin, je dis ça pour moi… pour vous, je sais pas. » Elle repose l’arme sur ses genoux, baille, s’étire. « Ça commence à faire long, vous trouvez pas ? » Elle consulte l’heure sur son téléphone. « Bon là, ils devraient avoir bientôt fini. C’est marrant, ici on entend vraiment rien, on devrait, non ? Je sais pas… il me semble qu’avec tout le matos qu’ils ont préparé, on devrait entendre quelque chose, des détonations, au moins. Des sirènes. Peut-être qu’on est trop loin du centre ville. Notez, je pourrais regarder, mais je… je sais pas. Je veux dire, si j’ai envie de savoir. Je préfère qu’on me raconte après. Mais bon. Peut-être que je devrais. J’ai jamais essayé. Ça doit être de la superstition. Par exemple si quelqu’un de proche doit se faire opérer, un truc grave, on préfère attendre le résultat de l’opération. On a pas envie d’avoir les commentaires en direct du bloc, vous trouvez pas ? Mais bon allez. Ça vous intéresse sûrement vous aussi, de savoir où ils en sont. » Elle tapote pendant un moment sur son téléphone, fronce les sourcils en consultant les sites d’information. La fille brune regarde autour d’elle, cherche un outil, une porte de sortie, n’importe quoi.

« Vous fatiguez pas. Ah voilà. Je vous lis ? Allez : “ Le centre-ville, plus précisément le quartier d’affaires du Diamant est en proie au chaos le plus absolu et la situation ne semble pas prendre une tournure en faveur des forces de l’ordre. Les commandos anti-terroristes ont dû faire appel à la brigade anti-émeute pour les soutenir contre la bande armée suréquipée et très bien organisée qui sévit depuis la tombée de la nuit, pillant les commerces, détruisant les bâtiments, mettant le quartier à feu et à sang. Un détachement de l’armée est en route et devrait intervenir pour sécuriser la zone du Diamant. ” Attendez, y’a un post qui vient de tomber : “ Communiqué des forces de l’ordre. A respecter impérativement. Le quartier du Diamant est interdit d’accès à la population et est déclaré zone sous contrôle militaire. L’évacuation est rendue impossible en raison du risque encouru par la population civile. Si vous vous trouvez à l’intérieur de cette zone, dans un espace fermé, habitations, bureaux, commerces, ne sortez sous aucun prétexte et tenez-vous loin des portes, fenêtres et baies vitrées, balcons et terrasses. Si vous vous trouvez dans la rue ou tout espace extérieur, gagnez un espace fermé et quittez les rues. Si vous vous trouvez dans la périphérie de la zone du Diamant, veuillez quitter cette zone dès que possible. Ne tentez pas de vous y rendre. Ne prenez pas de risques inutiles et suivez les directives des forces de police, qui vous guideront en lieu sûr. N’entravez pas la bonne marche des forces de l’ordre qui tireront à vue sur tout individu jugé suspect dans cette zone. Libérez les lignes d’urgence en évitant de composer les numéros de la police, des pompiers et des hôpitaux. Ces services mettent actuellement tout en œuvre pour répondre à la situation d’urgence. Deux blocs de prise en charge médicale ont été installés le long des facettes nord-est et sud-ouest du Diamant. Ne vous y rendez pas à moins d’être gravement blessé. ” Etc, etc. Ouais. Bon. Ça canarde un max. Je crois que je vais faire des heures sup. Qu’est ce que je voulais vous demander déjà ? » La fille blonde regarde un moment le plafond, l’air absorbé. En fait, elle écoute. « Vous auriez pas entendu un truc ? Comme un genre de claquement ? » La fille attachée fait signe que non de la tête. Elle semble épuisée.

« Vous donnez pas trop le change, je trouve. Vous avez l’air défaite… C’est vrai, voilà, oui. Je me rappelle ce qu’on cherchait, maintenant. Ce que vous faites ici. Vous le savez, vous, ce que vous faites ici ? » La fille brune fait un signe difficile à interpréter, un genre de hochement de tête latéral. « C’est pas très clair, tout ça. Enfin, je pense que vous devez avoir une vague idée… Tout de même, pour une simple juriste, c’est fort. Vous lui avez fait quoi pour vous retrouver au milieu d’un dispositif pareil ? » La fille brune plisse les yeux. De grosses larmes miroitantes s’en échappent. « Faut pas vous mettre dans des états pareils, ma grande ! C’est bientôt fini, de toute façon. Vous en avez plus pour longtemps. Alors ayez un peu de dignité, quoi. »

La fille brune s’est redressée. Elle émet de petits cris hystériques et pointe la tête en direction de la poche droite de la fille brune, qui se met à fouiller. «  Bon. D’accord. Le téléphone. Vous voulez que j’appelle quelqu’un ? Vous savez que j’ai pas le droit de faire ça. Je me fais égorger, si je fais ça. »  La fille se tortille en désignant toujours le téléphone. La fille blonde suit. « Ok, ok. Internet ? Bon. Ce que vous faites ici, on peut savoir pourquoi sur le net ? D’accord. Mais comment chercher ? Vous travaillez au tribunal, vous m’avez dit ? Mais il y a des milliers de gens qui bossent au tribunal. Comment faire ? Attendez, je crois que je peux trouver. Ahem. Moofle. Ils viennent de lancer un truc de reconnaissance faciale. On va essayer, tiens. Je suis pas sûre que ça marche avec le bâillon, mais bon. De toute façon, si je vous l’enlève, vous pourrez me dire tout ce que vous voulez, et j’ai pas le droit de vous toucher. Si je fais ça, on me retrouvera dans une poubelle. De nos jours, tout le monde a sa trombine sur le net. Vous aussi sûrement alors… Attention, regardez moi bien, oui, levez la tête, comme ça. » On entend un bref sifflement comme un chant d’oiseau. « Sympa ce portable, on peut même configurer le bruit du déclenchement de l’appareil photo, c’est chou… Alors, MoofleFace. Qu’est-ce qu’ils nous disent ? Ah. Il y a 6357 images qui correspondent à votre profil. Bon. Faut croire que vous avez une physique banal. Mais si on regarde bien, dans les dix premiers vous avez Pamela Anderson, Yoko Ono et Mick Jagger. Y’a même un chien. Pas fameux, comme reconnaissance faciale. On va restreindre aux sites du pays… Y’en a plus que 1922. Pas mal. On peut rajouter des mots clés. Et si on essayait, euh, tribunal, non, justice ? Juriste ? Ouais. On est tombé à 23. » La fille blonde, concentrée, vérifie les images une à une. Elle est très appliquée. « Voilà. Je crois que je vous ai trouvée. C’est vous là ? » Elle se lève, fait deux pas et tend, à bout de bras, son téléphone devant les yeux de la fille brune qui renifle en tendant le cou pour mieux voir. Ses joues sont striées de noir. Elle hoche la tête. « Vous êtes pas mal sur cette photo… sur cette photo, où vous êtes avec…. vous êtes avec… avec Zappy ! Nom de dieu. » La fille blonde lève la tête, regarde dans le vide avant de replonger sur son portable. « C’est le site du Jour. L’article, attendez… “ Ce matin, le nouveau procureur fraîchement installé a annoncé en conférence de presse la création d’une nouvelle cellule anti-pègre afin, selon ses termes, de lutter contre le crime organisé de manière impitoyable, de démanteler les réseaux criminels et de scier un par un chaque échelon de l’échelle du crime.” Quelle image, dites-voir. C’est très parlant. “ Il a présenté son équipe composée d’enquêteurs au palmarès prestigieux, issus des brigades anti-gangs, anti-terroristes, mœurs et stupéfiants, mais également d’avocats et de juristes spécialisés en droit pénal, d’experts financiers et en informatique. Les prérogatives de cette cellule, qui dépend uniquement du procureur, seront étendues et leur action facilitée par la délivrance accélérée de mandats ainsi que par l’obligation de tous les services de l’état de collaborer avec elle. La création de cette cellule fait déjà débat parmi les élus, du fait qu’elle n’a pas été soumise au parlement, qui dénonce ici un déni de démocratie. Une évaluation sur la régularité de cette procédure est d’ores et déjà en cours. Par ailleurs, c’est sa composition même qui pose question, du fait que plusieurs de ses membres sont liés de manière plus ou moins étroite à la personne du procureur. En effet, le cousin de ce dernier (1er à droite), Alfred Zappy, est nommé coordinateur interne. La porte-parole de la cellule, Mademoiselle Molly Knoll (3e à droite), est connue pour avoir fréquenté le procureur avant son divorce et leur relation présumée, qu’elle n’a jamais niée, a fait les choux gras de la presse à scandales l’année dernière. Enfin, une jeune et brillante avocate semble avoir attiré l’attention du procureur. Il s’agit de Mademoiselle Elisabeth Osh (1ère à gauche) qui, à vingt-quatre ans seulement, a pu intégrer la cellule anti-crime en tant que rapporteur auprès du procureur sur les questions juridiques. Au doute qui pèse sur la pertinence de ce choix, en raison de son âge et de son inexpérience et malgré un parcours universitaire impressionnant, vient s’ajouter la rumeur d’une liaison entre elle et le procureur. En effet, on les aurait vu ensemble l’été dernier, à l’occasion d’un séjour sur le yacht d’un ami du procureur qui se trouve être le parrain de la jeune femme. Selon les autres invités présents sur le bateau de luxe qui croisait dans les eaux des Caraïbes, des liens étroits se seraient noués entre le procureur et la jeune avocate et auraient, selon toute vraisemblance perduré après leur retour de vacances… ” Alors comme ça vous êtes la petite copine de Zappy ? » La jolie fille brune hoche la tête lentement. « Ben vous êtes pas dans la merde, vous. »

Pendant un long moment la fille blonde se tait. Elle examine le pistolet mitrailleur, vérifie régulièrement son portable, soupire, fume plusieurs cigarettes, s’étire. La fille brune s’est affaissée sur elle-même et sanglote doucement. On entend le ronflement du système d’aération qui se met en marche et s’interrompt à intervalles réguliers. On entend parfois aussi un claquement, comme une fenêtre mal fermée. Dehors, le vent souffle et une pluie fine et froide commence à tomber. Sur le toit du dépôt, deux corneilles qu’une présence gêne cessent de se battre.

« Bon alors qu’est-ce que vous me conseillez ? » La fille brune lève la tête comme si on l’avait brusquement tirée du sommeil. Peut-être même qu’elle dormait. Elle ne faisait plus de bruit depuis un petit moment. « Je veux dire, à ma place vous feriez quoi ? Vous pensez que je devrais lui faire confiance ? » La fille brune écarquille les yeux. Elle ne comprend visiblement pas.

Dehors, les corneilles se sont cachées. Elles observent. Leurs yeux noirs et ronds renvoient de petits reflets brillants qui s’éteignent dans la nuit, en provenance du centre-ville. La pluie s’intensifie, cognant dru contre le toit de tôle. Le vent forcit.

« Ohé, y’a quelqu’un là-dedans ? Je vous demande si je dois lui faire confiance, à mon galeriste ! Oui ou non ? C’est pas compliqué comme question. » La fille brune secoue les épaules. Il semble qu’elle rit. Elle tressaute et son rire s’amplifie, muet, jusqu’à s’arrêter brusquement. Sa tête retombe. La fille blonde sourit amèrement : « Vous rigolez. Vous pensez que c’est une arnaque. Et vous pensez aussi que mes dessins valent rien. Vous pensez que les gens comme moi valent rien. Qu’on est qu’un barreau. A scier. Comme votre charmant procureur le dit. De la merde. »

Sur le toit, les corneilles sont sorties de leur trou. Elles sautillent en coassant. L’une d’entre elles attrape un morceau de bâche en plastique qu’elle se met à déchiqueter. L’autre s’en approche et essaie de lui voler son bout de plastique. Elles se battent à nouveau pendant un moment. Un mouvement dans le noir les arrête. Elles lâchent le morceau de bâche qui vient se coller avec un bruit sec contre l’ouverture pratiquée dans l’une des cheminées d’aération qui se dressent sur le toit.

La fille brune secoue la tête énergiquement pour protester. La fille blonde poursuit : « Ah non, vous êtes pas comme ça, vous. Vous, vous nous comprenez, nous les pauvres, les laissés-pour-compte, ceux qu’ont pas les études, ni les parents derrière pour assurer, ceux qui trouveront jamais de boulot parce qu’une fois dans leur vie ils ont volé une tire ou qu’ils ont fourgué des clopes de contrebande. Ouais, je vous crois, vous savez, je crois en la politique du procureur qui dit que c’est mieux de coffrer tout le monde plutôt que de laisser un délinquant dans la rue, que d’abaisser l’âge des gardés-à-vue, c’est une bonne idée, que dépenser plein d’argent pour des bornes anti-jeunes, c’est encore mieux. Vive Zappy. » La fille blonde secoue la tête. « Alors pour vous de toutes façons, quand on est raté, on est raté. Y’a pas moyen de s’en sortir, c’est génétique. Et c’est même pathétique de vouloir s’en tirer. On est même pas une race de travailleurs, encore moins de créateurs. Artistes. Tu parles. Les trois marginaux qu’on tolère, on les gave tellement de fric qu’ils finissent par s’étouffer avec. Les autres, ils peuvent bien crever. Mais quand même, je me demande, si c’était une de vos copines-des-beaux-quartiers-quatre-vingt-dix-soixante-quatre-vingt-dix-fille-à-papa-reine-du-lycée qui dessinait comme moi, qu’était dans ma situation, ce serait quoi votre pronostic ? »

Une échelle métallique résonne dans un coin du dépôt. La fille blonde se lève. « Bon ben je crois qu’on saura jamais ce que vous pensez de mon art, ni des inégalités sociales en matière de diffusion artistique, hein. Tans pis. J’aurais bien aimé votre avis de juriste sur cette question des produits dérivés, aussi… Mais bon. Je crois que je vais prendre le risque, tout de même, parce que je me dis : qui ne tente rien n’a rien. C’est vrai, c’est pas tous les jours qu’une occasion pareille se présente. A ma place, vous feriez pareil, non ? C’est un peu tout ce qui nous reste, à nous, les occasions. Faut savoir les saisir à défaut de les choisir. »

La fille blonde remballe ses affaires, va docilement ranger sa chaise dans un coin du dépôt. La fille brune se remet à trembler. Sur le toit, les corneilles s’agitent et s’envolent. Elles vont se percher sur un noyer à deux cents mètres de là, au bord d’une route détrempée. Le vent est tombé. Un halo orange et brumeux s’étale au dessus du centre-ville. Depuis leur arbre, on peut contempler les flashes lumineux qui s’y succèdent et les incendies qui s’éparpillent dans les buildings. A cause de la pluie, il y a beaucoup de fumée et les sons sont comme étouffés.  Tout est calme.

L’explosion effraie les oiseaux, qui dégagent à grands coups d’ailes. Depuis le noyer, on est frappé par les détonations en cascade accompagnées par l’onde de choc de la puissante déflagration. Le dépôt, lumineux, vole en éclats. Le feu se propage immédiatement aux bâtiments voisins. Des débris sont éjectés jusqu’à l’arbre, effleurant le feuillage chargé d’eau qui, bousculé, ruisselle. Les corneilles croisent, alors qu’elles passent au dessus de la route du dépôt à la recherche d’un abri plus sûr, une camionnette rouge qui s’éloigne tranquillement sous la pluie. De la fenêtre du conducteur, grande ouverte, dépasse l’avant bras d’un homme dont la main, doucement, effleure la carrosserie de la portière avec affection. Sa voix, espiègle, s’échappe de la cabine : « Laisse-tomber, fillette. De toute façon, ta galerie, elle a cramé. »

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